Presentación
Georges Duhamel, dont la vie s’est partagée entre littérature et médecine, est de ces écrivains qui a vécu la grande tourmente de la Première Guerre mondiale. En 1917, il publie Vie des martyrs en mémoire des soldats gravement blessés dans l’enfer des tranchées. Confronté à l'impuissance devant leurs douleurs et la gravité de leurs plaies, Duhamel a immortalisé leur mémoire en nommant individuellement ces soldats, évoquant leurs visages, particulièrement leurs regards, et relatant les paroles échangées au fil des heures et des jours passés à leurs côtés.
Lors d’une conférence dans la librairie parisienne d’Adrienne Monnier en 1920, il plaide en faveur d’une « littérature de témoignage » destinée à rendre compte, avec sincérité, des expériences vécues. Beaucoup de ceux qui sont revenus du front se taisaient soit parce qu’ils ne trouvaient pas les mots adéquats pour raconter le vécu traumatique soit parce qu’ils n’étaient pas crus. Les autorités diffusaient des mensonges et la littérature d’époque soit ne s’intéressait pas à la réalité quotidienne des soldats au front, soit en peignait une vision mythique, une « guerre en dentelles », injure à la vérité historique. Dans son célèbre article « Le narrateur », Walter Benjamin souligne à son tour que, à l'armistice de 1918, les soldats revenaient du front « appauvris (…) en expérience communicable » mettant ainsi en évidence la profondeur de ce dénuement, contrairement aux discours officiels.
La littérature de témoignage engage la responsabilité de son auteur. «Toute page écrite a force de déposition», dira Duhamel filant la métaphore juridique. Tous ceux qui commentent les événements auxquels ils ont pris part sont des «témoins à la barre». Coupable? Non coupable? Le «témoin» qui a survécu aux massacres, qui est revenu vivant alors que la mort frappait ses camarades autour de lui se demandera toujours pourquoi, avec une pointe de honte et de culpabilité. Écrire, raconter, c’est convoquer le souvenir. C’est aussi payer une dette envers les morts par le don des mots (D. Sallenave).
La guerre (werra), c’est la querelle. D’abord avec les mots, puis quand la rhétorique s’épuise, surgit la force brute. La force, écrivait Simone Weil en 1941, dans un essai sur L’Illiade : «C’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre». À l’usage intentionnel et rationalisé de la violence guerrière s’oppose la rationalité médicale qui se doit fondamentalement, sur le plan éthique, d’être toujours du côté de la vie. G. Canguilhem définissait son statut épistémologique comme « une somme évolutive de sciences appliquées ». Elle doit paradoxalement une grande part de ses audaces techniques aux « désastres de la guerre », à l’intime coude-à-coude de la vie et de la mort que Goya, en son temps, avait représenté par l’usage subtil du clair-obscur.
La littérature immerge ici comme un moyen puissant, plongeant le lecteur au cœur de la profondeur vécue et sensible de l’événement. Grâce à son statut constitutif de fiction (Genette, 1991) la littérature transcende les simples faits, elle devient le médium privilégié permettant d'explorer et de partager les nuances subtiles de l'expérience humaine, capturant les émotions, les dilemmes et les vérités mêmes qui échappent aux limites méthodologiques de l'approche historique. Elle se présente, dans ce contexte, comme une res/source irremplaçable, offrant une vision complète et nuancée de notre histoire commune. Mais comment ces écrivains médecins utilisent-ils un faire spécifiquement littéraire pour dire et transmettre les expériences et les complexités émotionnelles, morales et éthiques liées au conflit?
Dans un contexte mondial marqué par la résurgence des conflits à une échelle planétaire, engendrant des crises humanitaires aiguës, exacerbant les déplacements de populations, et mettant à rude épreuve les systèmes de santé mondiaux, ce colloque vise à réfléchir sur les parcours des médecins écrivains qui, dans leur trajectoire, ont concilié le combat contre la maladie sur le théâtre de guerre. Leurs expériences offrent ainsi des perspectives uniques et enrichissantes sur la tension entre la médecine, l'écriture et les réalités complexes des conflits, contribuant à une compréhension approfondie des enjeux autant singuliers que collectifs dans ces situations extrêmes.
Ce colloque propose d’explorer l’œuvre littéraire produite par des médecins ou soignants qui ont été témoins de divers conflits armés, qu’il s'agisse de guerres mondiales, coloniales, postcoloniales, civiles, ou d’attentats meurtriers. Il offre par ailleurs une opportunité propice à la relecture de l’œuvre d’écrivains médecins éminents, en mettant particulièrement en lumière leur relation intime avec la guerre. L’objectif fondamental de notre démarche consiste à analyser de quelle manière leur écriture est influencée, que ce soit de manière consciente ou inconsciente, par les enjeux du moment culturel (F. Worms).
Enfin, nous accueillerons avec une attention particulière les écrits souvent méconnus et profondément significatifs de femmes médecins, tels que ceux de Françoise E. Brauner (1911-2000) pendant la Guerre Civile d’Espagne, ainsi que d'autres narratrices et témoins d'expériences uniques.
Dans un cadre interdisciplinaire faisant dialoguer des perspectives médicales, philosophiques, littéraires et artistiques, notre colloque s’intéressera aux théâtres de guerre pour explorer et analyser les liens entre la médecine, la création artistique et les réalités brutales des conflits armés.